Hannah ne savait pas exactement depuis combien de temps elle était là, à regarder fixement la porte qui avait un air étrangement hostile. Elle avait fait au moins quatre fois le tour complet de la bourgade avant de se rendre à l'évidence : il était grand temps d'aller voir Jasper. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle allait bien pouvoir lui dire, si tant est qu'il daigne l'accueillir, mais une intervention semblait indispensable. Il n'empêche que maintenant, elle se retrouvait devant son domicile, assise par terre, à se dire que décidément, ce garçon avait le don de lui faire faire n'importe quoi. Trouver l'appartement n'avait pas été si difficile, pas plus que d'y accéder, d'ailleurs. Mais frapper à la porte relevait presque de l'impossible. Se rendant soudainement compte qu'elle était en train de se comporter comme une véritable lâche, elle se leva brusquement, ce qui lui valut une violente protestation de la part de ses côtes encore douloureuses. Elle se débarrassa consciencieusement de la poussière qui avait élu domicile sur son jean, et poussa un profond soupir. Elle s'était donnée tellement de mal pour lui mettre la main dessus, et s'était fait tellement de mauvais sang, qu'il était préférable qu'elle se débarrasse de son appréhension et se réjouisse.

Avant de faire quoi que ce soit, néanmoins, elle posa son oreille contre la porte dans l'espoir de découvrir ce qui se passait de si intéressant ici pour qu'il ne daigne plus donner la moindre nouvelle à qui que ce soit. Elle ne comprenait pas ce qui lui avait pris. Mais elle ne lui en voulait pas pour autant. Presque pas. À l'intérieur, rien ne semblait se passer. Hannah fronça les sourcils, tentant de se concentrer davantage, mais elle n'entendait rien, pas même des bruits de pas feutrés, ou des rires étouffés. Rien. Alors, la jeune femme se décida enfin. Elle frappa contre le panneau. Trois coups distincts et sonores, qui ne reçurent pendant un instant aucune réponse. Et puis enfin, elle perçut quelque chose qui ressemblait à une sorte de grognement, et parvint à distinguer un « Allez vous en. » qui la fit presque sourire. Elle appuya son front contre le bois avec un petit bruit sourd, se demandant par quel bout il était préférable de saisir la situation. Au terme de quelques secondes de réflexion intense, elle prit la décision de ne pas se montrer trop téméraire, et préféra frapper une nouvelle fois à la porte, ajoutant cette fois, d'une voix aussi égale que possible « Jasper. C'est moi. Hannah. Ouvre, s'il te plait… »

Hannah n'eut pas à attendre longtemps. La porte ne tarda pas à s'ouvrir, ce qui eut le don de rassurer un peu la brunette. Au moins, il lui ouvrait sa porte. « Hannah », l'entendit-elle souffler d'une voix légèrement rauque. Il ne semblait pas avoir eu l'occasion de parler à beaucoup de gens ces temps-ci. Pas plus qu'il ne donnait l'impression d'avoir eu l'occasion de vivre. Il avait l'air délabré d'une personne qui a renoncé à la vie. Ce qui ébranla grandement la jeune femme. Mais pas autant que le regard qu'il lui lança. Durant l'espace d'un instant, elle eut du mal à déglutir, comme clouée sur place par son regard. Elle se dit alors que peut-être ce n'était pas elle qu'il voulait voir. Il devait sans doute s'attendre à trouver Abbie avec elle, prête à le couvrir d'amour et à le sauver de sa misère. Il allait cependant devoir se contenter d'elle. Ce ne fut que lorsqu'il ouvrit à nouveau la bouche que ses craintes se dissipèrent presque entièrement. « C'est vraiment toi ? » 

La question la prit de court. Bien sûr que c'était elle. Comment pouvait-il en être autrement ? Elle ne savait pas si c'était la façon dont elle le regarda qui le ramena sur Terre, ou si c'était simplement son cerveau qui s'était remis à fonctionner, mais elle s'en fichait pas mal. Alors qu'elle s'apprêtait à ouvrir la bouche pour lui indiquer clairement que oui, c'était bien elle, il se montra plus rapide et la prit dans ses bras, la serrant si fort contre lui qu'elle se demanda si ses côtes allaient résister à une nouvelle épreuve. Mais là encore, peu lui importait. Elle sentit le poids immense qui malmenait tout son être depuis des semaines s'alléger, remplacé par un soulagement tel qu'elle ne résista pas longtemps à la tentation de lui rendre son étreinte, ses bras s'enroulant autour de son cou dans le risible espoir de le serrer contre elle avec autant de force qu'il l'étreignait. 

Bientôt, cependant, ses côtes lui rappelèrent la raison pour laquelle elle était là. Hannah s'écarta alors de lui avec une grimace mélangeant douleur et dépit, comme si elle avait peur qu'il lui file à nouveau entre les doigts si jamais elle s'éloignait trop. Elle déposa au passage un baiser sur sa joue, et lui lança un sourire radieux qu'elle n'aurait jamais pensé être en mesure d'arborer. « Il était vraiment temps que je te retrouve, si tu n'es même plus en mesure de me reconnaitre…  » Puis, avec un soupir exagéré, et en passant ses doigts sur le visage de son interlocuteur pour souligner le sens de ses paroles, elle ajouta « Tu as une mine affreuse Jasp'.  »

« Je sais » lui lança-t-il avec un léger rire. Au moins il était conscient de sa décadence. Il ne restait plus qu'à le faire réagir. Et vite, de préférence. Elle eut presque envie de fermer les yeux lorsqu'il lui toucha le visage, mais elle se ressaisit. C'était pour lui qu'elle était là, il était hors de question de se laisser submerger par ses sentiments refoulés. « Tu m’as manqué » Ce fut plus la façon dont il les prononça que les propos en eux-mêmes qui la toucha. Tout dans la façon dont il se tenait, dont il la regardait, dont il s'adressait à elle, lui donnait l'impression qu'elle était une sorte de messie venu exclusivement pour le sauver de sa misère, de quelque nature qu'elle soit. Ce qui était un peu le cas. Mais il n'était pas censé le savoir. Hannah se dit alors que la situation était peut-être plus catastrophique que ce qu'elle imaginait, pour qu'il en vienne à la fixer de la sorte.

Il lui saisit alors la main et l'embrassa, l'extirpant de ses pensées. La façon dont il la traitait avait le don de l'intriguer. Elle avait presque l'impression qu'il éprouvait le besoin de se raccrocher à elle - pour une raison qui lui était complètement inconnue - sans pour autant que cela fût évident aux yeux de quiconque se serait trouvé dans les alentours. Mais alors qu'elle était en pleine réflexion sur la façon dont il agissait, il dit quelque chose qu'elle avait craint depuis le début, bien qu'elle n'en fût alors pas réellement consciente. « Ne repars pas. Jamais. » Le sourire qui illuminait encore le visage de la jeune femme s'évanouit peu à peu, laissant place à une expression presque tourmentée. Hannah se lança alors dans un véritable combat contre elle-même. Elle rêvait de lui sauter au cou en lui disant qu'il était hors de question qu'elle reparte, qu'ils allaient rester tous les deux à se cacher du monde entier parce que c'était tellement plus facile. Mais il fallait se montrer lucide, ils ne pouvaient pas rester à l'écart du monde juste parce qu'il était parti sur un coup de tête. Il y avait bien trop de choses dont il fallait s'occuper, et opter pour la solution de facilité n'était pas envisageable, malgré l'aspect particulièrement alléchant de cette alternative.

Ce fut à son tour de lui prendre la main, la serrant doucement entre les siennes. Elle fixa durant un long instant leurs mains, choisissant ses mots avec difficulté. Elle ne parvenait pas à se résoudre à renoncer ainsi à l'occasion qui s'offrait à elle. Rester avec lui. Passer tout son temps avec lui sans se soucier de rien. Ni de ses études, ni de ses parents, ni de la mort de la mère de Jasper, qu'elle ne pouvait se résoudre à lui annoncer. Mais elle releva néanmoins la tête vers lui, le regardant avec une lueur presque dépitée dans les yeux qui avait pour but de lui indiquer clairement qu'elle préfèrerait de loin accéder à sa requête. « On ne peut pas rester Jasper. Je suis venue te chercher. » Elle serra alors davantage sa main, refusant de le lâcher, quelle que soit sa réaction. Maintenant qu'elle l'avait retrouvé, il était inenvisageable qu'il lui échappe à nouveau.